perpetuel Klezmer
Denis CUNIOT, pianiste klezmer
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L’amour des niguns

DUO PEYLET-CUNIOT

Niguns

Écouter la musique que nous offrent Denis Cuniot et Nano Peylet a été pour moi l’occasion d’un plaisir rare. Leur musique raconte toutes sortes de choses qu’ils ne savent pas forcément. Comme si elle savait pour eux et pour nous, chaque morceau de leur répertoire fait chanter la mémoire. Moi, elle me fait voyager dans le temps où il me semble entendre ce que mes parents me racontaient de leur vie à Radom, en Pologne, lors d’une tète. J’ai l’impression que chacun, avec son instrument, interpelle l’autre. Ils se font même des surprises. Leurs instruments rient, pleurent, soupirent, se souviennent et font même des projets. En duo, ils idéalisent une situation de présence musicale qui devrait pouvoir se partager entre plusieurs musiciens. Mais cet idéal n’avait pas toujours cours dans la misère sédentaire où le klèmèr venait proposer ses services festifs, le plus souvent en solitaire.

Klèzmèr, en yiddish, désigne le musicien. Ce mot plonge ses racines dans le lexique hébraïque. Il est issu de la combinaison de deux termes klèï+zmèr. Écrits ici en caractères latins, au alb4plus près de leur prononciation, en hébreu, toute approximation égale, klèï devient kèïlè après son passage par la prononciation d’un des yiddish (ici, le mien), et désigne l’outil, l’instrument, en général ; zmèr devient zèmère également après son passage par mon yiddish radomien, et il désigne la mélodie. C’est ainsi que, selon le contexte, klèzmèr, en yiddish, quel qu’il soit, a longtemps désigné aussi bien l’instrument de musique que le musicien. L’emploi de klèzmèr, dans l’expression « la musique klèzmèr » pour désigner plus largement le genre musical de la tradition juive d’Europe centrale et orientale, dans ses divers rapports à la musique tzigane, est très récent. Il apparaît seulement dans les années 1970-80, chez les yiddishisants d’Amérique et les musiciens américains qui s’y intéressent. Dans l’améryiddish, klèzmèr, peut aussi désigner un orchestre de musiciens jouant ce type de musique traditionnelle des Yids des shtètlèr (villages, majoritairement de Pologne et de Russie, mais aussi de Roumanie, etc.…….). On notera que, si on ne tient pas compte de cette connotation récente de l’emploi de klèzmèr qui ajoute le sens de genre musical à musicien et instrument de musique, dire un « orchestre klèzmèr » c’est dire un « orchestre musicien » : une sorte de tautologie. Ce n’est pas très grave ! Pourvu que ça balance et que le jeu continue... Encore fallait-il le rappeler. Les riches qui pouvaient se payer un orchestre avaient rarement recours à un seul klèzmèr, chemineau solitaire, mais à des klèzmorim (pluriel hébraïque de klèzmèr, en yiddish).

Qui était le klèzmèr ? Il existe une tradition populaire de musicien ambulant dont on parle peu car elle n’a cours que dans la misère où était plongé le petit peuple yiddishisant du shtètl. Ambulant suppose que son instrument est transportable facilement car ce musicien, pauvre de condition, voyageait majoritairement à pied. Le piano ne pouvait donc pas figurer dans la panoplie de ces musiciens mais plutôt le violon, la clarinette, l’accordéon, qu’en yiddish on nomme katarinké, du nom d’une marque russe d’accordéon, devenu générique, pour l’occasion, etc.…….. Pauvre, cette sorte de musicien allait de shtètl en shtètl pour offrir sa musique. Il attendait en retour de trouver ce qui lui permettrait de subvenir à ses besoins les plus immédiats (gîte et couvert et - dans le meilleur des cas - un peu d’argent pour la route). Il ne trouvait pas toujours à l’étape une famille suffisamment riche pour le payer en monnaie sonnante et trébuchante. Il était généralement engagé pour un mariage, une Bar-mitsva, une célébration festive, par des pauvres comme lui. Cela étant, quand les hôtes n’avaient pas les moyens de payer un orchestre, un seul musicien pouvait faire danser toute une noce. Dans sa pauvreté, le klèzmèr pouvait même accepter de n’être payé que par le gîte et le couvert. Aussi, lorsqu’il arrivait qu’il trouve un autre klèzmèr proposant ses services dans le même lieu, au même moment, cela donnait lieu à une dispute, laquelle pouvait dégénérer en bagarre. Mais s’ils arrivaient à s’accorder sur un partage équitable, cela pouvait donner lieu au miracle d’une rencontre musicale dans l’harmonie d’un commun répertoire régi par la particularité de la spiritualité populaire.

Mon père aimait chanter une chanson yiddish où il est dit, entre autres : 

“Shpiel klèzmèrl, spiel,
vi dein yiddish harts hot guéfill”

qu’on peut traduire par « joue, petit musicien, joue, comme ton cœur yiddish en a le sentiment ». Où l’on voit que cette chanson évoque un seul musicien qui est désigné par un diminutif d’affection klèzmèrl que l’on doit entendre non pas seulement par "petit musicien" mais plus par « pauvre petit musicien » pour qualifier sa condition de misère et l’injustice du décalage entre sa pauvreté et son talent.

Un film de 1936 rend bien compte de la vie quotidienne de cette sorte de musicien ambulant, dans la tradition juive de l’Europe d’avant la Seconde Guerre Mondiale : « Yiddle mit in fidl ». On peut traduire ce titre par « le petit Yid et son violon », où il faut comprendre Yid comme le Juif qui parle le yiddish et le même diminutif affectif y signifie « pauvre » plutôt que « petit », par quoi est désignée non pas sa musique mais sa basse condition financière. Quant à la musique que ce klèzmèr tirait de son instrument, sa richesse a parcouru le temps jusqu’à nous.

Cette richesse musicale caractérise bien la prestation de Denis Cuniot et de Nano Peylet qui réalisent, pour notre plus grande joie, l’idéal du partage scénique que ne pouvait pas toujours s’offrir le pauvre klèzmèr de nos ancêtres. Un délicieux moment d’émotion !

Françoise Mandelbaum-Reiner

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