« Cela se passait hier et aujourd’hui. Aujourd’hui portait hier en lui, avec espérance ».
Pierre Dumayet
En 1990, à la fondation Pierre Gianadda, à Martigny, en Suisse, étaient exposées des œuvres de Marc Chagall qui n’étaient jamais sorties de Russie où elles étaient cachées et que l’on croyait perdues. Il s’agissait des décors du Théâtre d’Art Juif de Moscou.
Lors de sa création, en 1920 je crois, le directeur du théâtre qui s’appelait Efross fit venir Chagall. « Voilà », lui dit-il, « ces murs sont à toi, fais là ce que tu voudras ». Et Chagall fit - entre autres - pour le mur principal, une fresque immense qu’il appela : « Introduction au Théâtre d’Art Juif ».
Cette exposition, j’ai eu la chance de pouvoir la filmer. Quelque part, au milieu de cette fresque, Chagall avait peint un mot en yiddish. De retour à Paris, ne sachant pas lire le yiddish mais cherchant à savoir ce que ce mot signifiait, j’ai demandé à un ami pour qui le yiddish n’a pas de secret, de le traduire. Après un court moment de perplexité, il m’a dit que cela ne voulait rien dire.
- Rien dire ? Comment ça ?
- Non, rien.
- Lis-le-moi quand même.
- Lagach.
- Quoi ?
- Oui, Lagach.
Alors brusquement j’ai compris. Pour comprendre ce que Chagall avait écrit, il fallait à la fois lire les lettres en yiddish, soit de droite à gauche, et en français ou dans n’importe quelle autre langue, soit de gauche à droite. Et de gauche à droite on pouvait donc lire tout en sachant le yiddish : « Chagall ». C’est ce qu’on appelle je crois, l’universalité.
Et Denis Cuniot dans tout ça ? Eh bien, c’est précisément l’écoute de son disque qui m’a ouvert la mémoire et fait resurgir ce souvenir. Une voix en lui a dû lui dire : « Fais là ce que tu voudras ». Il l’a entendue et il a fait ce qu’il a voulu. Et écouter ce qu’il a fait c’est lire à la fois de gauche à droite et de droite à gauche. Écouter Denis Cuniot, c’est l’entendre à notre tour écouter ce qu’il entend, ce, qui une fois pour toutes est inscrit en lui.
Écoutons « A Brivelé der Mam’n » . Les notes nous parviennent une à une, hésitantes, presque cahotantes, comme les mots lorsqu’ils sont accompagnés de larmes. On se dit qu’il n’y arrivera pas, que tout va s’arrêter, rester enfoui. Mais non, ce n’est qu’une maladresse apparente. Ce qui nous parvient des touches du piano, c’est un écho lointain, juste murmuré, de ce qui fut notre histoire, juste une chanson d’avant la nuit. Cela dure trois minutes et quarante-trois secondes et tout est dit, juste comme il fallait que ce soit dit.
Il y a une photographie prise en Pologne en 1912, de musiciens klezmer avec leurs instruments. Il y a trois violons, une flûte, une trompette, une clarinette et une contrebasse. Sur d’autres photos, on voit parfois aussi un accordéon, un trombone et quelquefois un tambour. Mais jamais de piano. On sait pourquoi, on connaît l’histoire.
Oui mais voilà : que fait-on lorsqu’on aime la musique klezmer et que l’on joue du piano ? Eh bien, on fait ce que fait Denis Cuniot. On joue de la musique klezmer au piano. Jouer du klezmer au piano, c’est jouer aujourd’hui une musique qui se souvient de son passé. Une musique en vie. C’est ce que font depuis toujours les musiciens de jazz.
Dans « Les Récits hassidiques », Martin Buber dit « qu’un récit, du fait qu’on le raconte, se reproduit et retrouve sa force. C’est par la parole vivante que se perpétue la vertu qui fut agissante une fois et ainsi elle continue à agir, même après des générations ».
Remplaçons le mot « récit » par celui de « musique », puis le verbe « raconter » par celui de « jouer » et nous serons au cœur de ce que fait Denis Cuniot.
Il y a une histoire encore que je tiens de Pierre Dumayet et qui concerne Jean-Baptiste Corot (1796-1875).
Un jour, Corot va en forêt de Fontainebleau travailler sur le motif comme on disait alors. Il installe son chevalet puis commence à peindre ce qu’il a devant lui. Quelques passants qui se contentent de passer, jettent parfois un œil distrait sur ce que fait Corot avant de poursuivre leur promenade. Et voilà qu’un passant pas tout à fait comme les autres, s’arrête. Il est là, derrière le peintre qui continue son travail de peintre, et regarde. Apparemment plus soucieux de ressemblance que d’harmonie et de lumière, ce passant se penche, regarde le tableau, puis le paysage, puis à nouveau le tableau et à nouveau le paysage. Enfin, n’y tenant plus, il tapote l’épaule de Corot :
Pardonnez-moi Monsieur, lui dit-il, je vois bien la rangée de sapins, les quelques bouleaux qui se trouvent plus loin, je vois aussi le sentier et le buisson sur la droite, mais vous avez également peint un étang que je ne vois absolument pas.
Alors Corot sans se retourner : « Il est derrière moi ».
Le passant venait - peut-être - d’apprendre ce qu’était la liberté du peintre.
Denis Cuniot a fait comme Corot : il a placé le piano dans la musique klezmer. Tout naturellement. C’était il y a déjà vingt-cinq ans, en compagnie de Nano Peylet qui, lui, jouait de la clarinette. Alors, comme si elle n’avait attendu que cela, la musique klezmer vient de lui donner toute la place.
Robert Bober.
Né le 17 novembre 1931 à Berlin. 
Août 1933, la famille Bober fuit le nazisme. Arrivée à Paris. Il quitte l’école après le certificat d’études primaires. Successivement tailleur, potier, éducateur, assistant de François Truffaut. Réalisateur à la télévision depuis 1967. 
Auteur de plus de cent films documentaires. 
Grand prix (1991) de la Société civile des auteurs multimédia pour l’ensemble de son oeuvre.
LES OUVRAGES
Chez P.O.L
- Laissées-pour-compte (2005)
- Berg et Beck (1999)
- Quoi de neuf sur la guerre ? (1993)
- Avec Georges Perec espoir, album.
PRINCIPALES RÉALISATIONS
- Cholem Aleichem, un écrivain de langue yiddish
- La Génération d’après
- Les Clochardes
- T’es un adulte, toi !
- Mimika L.
- C’est ainsi qu’on invente le spectacle
- Réfugié provenant d’Allemagne, apatride d’origine polonais
- Adresse provisoire : Les Molines.
- La photographie hors cadre.
- Récits d’Ellis Island (texte de Georges Perec) ; 1er prix du Festival de Florence 1980.
DOCUMENTAIRES
- Qu’est-ce qui se passe avec la culture ?
- L’ombre portée.
- En remontant la rue Vilin ; Fipa d’argent-Cannes 1993.
Avec Pierre Dumayet, une quarantaine de documentaires, dont :
- L’Esprit des Lois
- Le Musée d’Orsay
- Lire c’est vivre (série) : Queneau, Bove, Buber, Schnitzler, etc.
- Lire et écrire (série) / Lire et relire (série) : Perec, Flaubert, Duras, Poussin, etc.
- Un siècle d’écrivains (Queneau, Proust, Tardieu, Valéry, Supervielle, Reverdy, Louÿs).
- Pierre Alechinsky.
- A la lumière de "J’accuse".
- Balzac.
- Roland Dubillard.
- "Correspondances" : Flaubert, Van Gogh, Kafka, Dostoïevski.