perpetuel Klezmer
Denis CUNIOT, pianiste klezmer
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Musique Klezmer d’hier et de demain

(année 1992)

DUO PEYLET-CUNIOT - du Trad au « Pré Trad » (et retour)

Hier et demain

Y a-t-il du Klezmer sans Klezmorim, du yiddisch sans shtetl ?Peut on encore jouer la musique d’une communauté, une musique ethnique ou, comme l’on dit chez les bureaucrates, de la culture « identitaire », quand cette communauté a disparu ? Non, bien sur, à moins de faire de l’archéologie, de la musique ancienne, du revivalisme, de la nostalgie. Doit on alors se taire, répondre au silence de Dieu par le silence de l’homme ? Alors les Africains transportés aux Amériques auraient dû eux aussi rendre muets leurs tambours, leurs voix, en signe de deuil perpétuel. Et ni eux, ni l’art, ni nous, auditeurs d’aujourd’hui ou praticiens subjugués, n’y auront rien gagné et ne connaîtrions le jazz, le candomblé ni la rumba. Perte incommensurable avec la portée symbolique du geste. La grève des notes ne se peut pas, de même que l’acte de résistance ne se décrète pas.

On définit facilement les musiques traditionnelles comme musiques du monde, musiques de Chine ou bien d’Ecosse, de Roumanie ou de Cuba, comme musiques de quelque part. Et pourtant combien de musiques d’exil, des Noirs, déjà cités, aux Tziganes, aux Arméniens, aux Chinois de Singapour, San Francisco ou Paris 13 ème, aux Juifs multiples, arabo-andalous de Constantine, judéo espagnols d’Istanbul, yiddisch de New York, d’Amsterdam ou du Marais ? Reste l’idiome alors, langue, dialecte ou parler, que dépassent pourtant les créoles, que transcende l’instrument.

Si elle ne se définit ni par un mode de vie, ni par un lieu, ni par une langue que reste t il de la tradition ? La musique.

Au-delà de l’envie de faire sien un répertoire, des formules, des modes particuliers –envie légitimée par leur beauté – au-delà de la résurrection d’un passé d’où l’on vient, qui nous fait tels que nous sommes, il nous faut bien reconnaître que peut exister tout simplement, l’urgence d’une actualité, l’évidence d’une contemporanéité, un langage, bref, qui est le nôtre, ou que nous avons fait nôtre. Une telle démarche a été celle de Bartok, de Gershwin, de Brecht/Weill ou encore de Milhaud, de Piazolla.

Deux musiciens, Nano et Denis, deux instruments, clarinette et piano : des rythmes disons syncopés, dansants mais aussi des ballades, lentes, poignantes, des timbres triturés, malaxés, des timbres triturés, malaxés, des thèmes à variation, des modes orientaux, forcément orientaux, adaptés à des instruments bon gré mal gré tempérés, des harmonies point strictement ramistes, un aller retour constant entre standards, chansons, expression populaire et composition, mise en jeu dans l’instant par l’improvisation ou son double, l’écriture affranchie, audacieuse . Pas de guitare donc pas de flamenco. Pas de bandonéon, donc pas de tango. Restent Bartok, déjà croisé et le jazz. J’oublie quelqu’un ? Quelques-uns ? Ils sont encore là, les revenants du train, de la mort, de la chambre à gaz, les terrés dans les caves, les planqués dans les greniers, les cachés dans les fermes ? Oui, ils sont de retour, vivants, avec ou sans leurs papillotes, leurs calottes, leurs Torah, leur endogamie, leur culte, avec ou sans leur maman, leur fils chéri, leur recette de strudel ou de gefillte fisch, ils lisent ou ne lisent pas les caractères hébreux, parlent ou se taisent, mais toujours dans leur langue, et dansent et chantent, et jouent. Ils sont deux et tout le monde. Ils ont appris, ils ont compris que, si les fanfares d’Orléans avaient inspiré Albert Ayler, « All the things you are » n’était définitivement qu’une scie à la mode de Broadway, serinée à Coltrane, quand nous, nous écoutions le « Temps des cerises », les « Feuilles mortes » ou « Donna donna ». Leur culture n’est pas la nôtre, et si je joue « Careless love » ou « Summertime », qui donc leur jouera « Yiddishe Mamme », « Freilach » ou « Di Grine Kuzine » ? Alors poussent des ailes, vers le bas et elles ont nom « racines », « tradition », vers le haut, et elles s’appellent « art », vers les côtés, et elles deviennent communication, spectacle, communion. Car tradition rime avec génération, dans le sens classique, ethnomusicologique, que ce terme prend dans « transmis de génération en génération », mais aussi dans celui, qui nous concerne plus encore, de générer, donner naissance, bref, de création. Et tradition ne rime pas nécessairement avec populaire ; issu du peuple, peut être pour lui, oui, sans doute, mais pas seulement refrain sur toutes les lèvres, rengaine reprise par chœur, car le critère se dissoudrait vite dans celui, mesurable lui, de marché, hit parade, chart, renon, notoriété, majorité. Quand au mot « trad », il a une origine, unique, il notifie sur les feuilles de droit Sacem l’absence de spécification auteur/compositeur. Sa différence avec « anonyme » reste mince. La mention « pré trad » signifierait alors une incitation au pillage, à la piraterie, à l’exploitation, l’absence de toute réserve à l’exécution publique, quelque chose comme un appel à l’insurrection, à la désobéissance civile, au meurtre de l’auteur, et à l’affirmation revendiquée que la musique appartient à celui qui la joue. Cette violence a ses limites et sa part d’outrance, et le plus sourd des goys reconnaîtra en Peylet et Cuniot la patte de l’artiste, la paternité, non reconnue certes, hors la vue du notaire, mais ô combien reconnaissable. Mais ils vivent encore dans le temps d’avant, d’avant le romantisme, d’avant les muses, un temps où Dieu seul se voyait reconnaître l’appellation de Créateur. Cette part divine, Cuniot et Peylet, croyants ou mécréants peu importe, la reconnaissent, cette création, ils la savent Son œuvre, et, interprètes inspirés la lui dédient en en faisant hommage à Son peuple. On les appellent aujourd’hui musiciens, ce qui dénote aussi errants, voyageurs, mendiants, aveugles extra lucides, intermittents, en d’autres temps on les aurait nommés prophètes. Demain ils seront absorbés, oubliés, et miraculeusement retrouvés, on les jouera en inscrivant la mention « trad » sur les relevés Sacem. En attendant, nous, hommes du XXème siècle finissant, pouvons porter la fierté d’être les provisoires contemporains de ces pré-trad.

François Picard.

Duo